Tout cela est bien étrange.....

Il est entré dans ma maison, du moins indirectement, transformant mon bureau en salle de classe "d'école à la maison" (Grande section de maternelle et CM2), il est entré dans ma tête, et maintenant, comment on s'organise, comment on s'adapte, comment on fait ?, il a grignoté ma chambre à moi. Je ne voulais pas le laisser s'immiscer aussi dans mes récits. Et puis, les émotions ont été les plus fortes.... il est bien plus dévastateur qu'on ne le pense, ce foutu Covid-19!


Tout cela est bien étrange

Je sors faire les courses pour mes parents. Ils vont bien pourtant. La jambe et le dos de ma mère ne la font plus souffrir, si ce n’est le bruit de fonds qu’elle a admis comme habituel dorénavant. Mon père se remet d’une infection urinaire, il est déjà sur pied, suffisamment pour l’usuelle randonnée du lundi, si elle pouvait se dérouler. Je sors tout de même faire leurs courses. Ne changeons pas leurs habitudes, j’irai au Géant, même si je n’aime pas trop Géant, à Saint-Martin-des-champs, sur la colline d’en face. Je pourrais – j’aimerais – y aller à pieds, emprunter le viaduc (l’étage piétons est-il encore ouvert ?). Mais vu la liste des courses, c’est prétentieux. Je prends la voiture et décide de passer par la ville pour rejoindre l’autre colline, le plus de ville possible. Je pourrais prendre la rampe Saint Nicolas, puis le rond-point du commissariat et la Manu, avant de remonter, mais il manquerait un bout de la ville. Comme une envie de vérifier qu’elle est toujours là, qu’elle n’a pas disparu depuis une semaine. Tandis que je m’engage dans la descente de la rue de Bréhat, ses vieilles pierres ensoleillées commencent à me chanter. Arrivée au tournant qui voit se croiser la venelle des eaux et l’escalier des Ursulines, un pan entier s’offre à moi. Le parc du Château n’a pas bougé, les maisons semblables à celles de San Francisco, non plus. Roses, bleues, jaunes, éclatantes de soleil. L’église Saint Martin se dresse fièrement dans le bleu voilé. Et sur le trottoir, rue des Vignes un jeune homme solitaire fait du fitness, au soleil, sur un tapis de sol qui atténue sûrement la dureté des pavés. C’est fou ce qu’elle m’a manqué la ville depuis une semaine. Samedi, je n’avais pas osé dévaler ses ruelles pour descendre au marché. En bas de la rue des Vignes, un relent, l’allégresse s’efface. Vétykilo est fermé (j’espère qu’elle passera le cap, on l’aime bien, la dame de Vétykilo et on ira la voir quand elle va ouvrir, après). A côté aussi, et plus loin également, dans la rue d’Aiguillon, tout est fermé sous le soleil. La Lettre Thé, place de Viarmes, j’irai y acheter mes premiers bouquins quand la vie reprendra et boire un thé, Rendez-vous des amoureux (thé noir, litchi, poire), je vous le conseille c’est un pur moment de bonheur, et discuter avec Romain et Tatiana. Même notre local de campagne est là, avec nos têtes, nos 35 trombines, dans le soleil. La ville : un vieil album ouvert sur une photo d’un autre temps. Et pourtant, cela ne fait qu’une semaine. Plus loin, les cormorans s’entassent à trois sur leur maison de bois, leurs ailes noires, mordorées par le soleil, largement déployées.
Géant est ouvert, son parking est presque désert. C’est rassurant. J’ajuste mon écharpe sur le nez, me frictionne les mains avec une étrange solution maison (vinaigre blanc à 14°, huiles essentielles de lavande et de tee-trea). Efficace ? Je ne sais pas. Psychologiquement rassurant, certainement. Et me voilà poussant un caddie peu engageant, cherchant la porte de la galerie de Géant qui s’ouvrira. Un p’tit monsieur m’indique la bonne porte, à bonne distance. Et même à cette bonne distance, on économise les mots, des gouttelettes virulentes pourraient s’échapper. A l’intérieur, c’est un étrange balai qui se joue. Des personnes, pour la plus part silencieuses, se croisent à deux ou trois brassées, pas moins, l’une de l’autre, laissant passer les unes ou les autres avec courtoisie quand un encombrement guettent. A la caisse, gel hydo-alcoolique pour déposer les courses sur le tapis, gel hydo-alcoolique pour payer. L’hôte de caisse porte un masque, sa collègue, deux stations plus loin, se plaint qu’elle n’arrive pas à le supporter pendant toute la durée de son service. On pense aux soignants, qui n’ont pas forcément le choix... et pas forcément de masque. On entame la conversation, protégées par le plexiglass, elle me parle de sa fille de 6 ans, me demande dans quel rayon j’ai déniché le journal d’activité pour enfant qui défile dans ses mains sous latex entre les yaourts et la salade. Je lui demande, comment elle se débrouille avec sa fille.... elle me parle de son stress, de son angoisse quand elle rentre chez elle, des câlins qu’elle n’ose plus lui faire, de leur sommeil tendu.
Quelques minutes plus tard, après m’être frictionné les mains de ma drôle de solution. Ah oui, j’ai aussi acheté une flasque de vodka, pour la mixture. Vinaigre blanc à 14°, huiles essentielle de lavande, de tea-tree et maintenant, vodka (37,7°). Je déconseille de la boire. Je reprends donc, quelques minutes plus tard, je dépose le premier sac de course et un pack d’Hépar devant la porte de mes parents et actionne la sonnette (je me suis à nouveau frictionnée les mains avant de faire tout cela, il me semble ne pas souffrir de TOC). Tandis que ma mère ouvre sa maison, j’apporte le second sac et le second pack d’eau (Perrier fines bulles). Je reste dehors pendant qu’elle vide les sacs. Elle est émue de trouver des dessins de ses petites-filles glissés au milieu des courses, et contente du paquet de gâteaux secs et des deux tablettes de chocolats noirs (que l’on trouve chez eux, habituellement) qui n’était pas sur la liste dictée au téléphone en début d’après-midi. On bavarde, elle au pas de sa porte et moi un peu plus loin, à plus d’un mètre, probablement deux. Quelques instants seulement.
Tout cela est bien étrange.

Katell Salazar – 23 mars 2020

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