Tchin, Papa !


Tchin, Papa !

C’est un soir sans lune. Je descends sur la plage, guidée par le bruit des vagues. A tâtons, je cherche un rocher confortable et débouche un Château Pétrus 1989. Une étoile lointaine jette son reflet dans la mer. J’ai prévu deux verres pour partager mes 30 ans avec toi. Je t’ai rêvé astronaute, dompteur de lions, chef d’orchestre en perpétuelle tournée internationale. Ce soir, ton navire en partance pour une expédition polaire s’est échoué sur les récifs de Roscoff.

- Portons un toast à tes épaules solides sur lesquelles j’ai toujours rêvé de grimper quand mes jambes de petites filles ne voulaient plus avancer.

- Il est bon ce vin, tu ne trouves pas ? J’aurais adoré que tu me le fasses découvrir.

- Allez, pas d’aigreur, pas ce soir. Viens trinquer à l’explosion de joie qui certainement aurait envahi ta poitrine quand je suis sortie du ventre de Maman. Si ton cœur n’avait pas éclaté, avant.

- Ho, et puis je lève mon verre au plus beau jour ! Quand tu m’as accompagnée à l’école. Tu te souviens ? Mon entrée en CP. Comme j’étais fière de débarquer dans la cour en tenant le plus beau Papa par la main. Je pouvais enfin leur montrer, à tous ces petits morveux, que je n’étais pas menteuse. Tu étais là, entre un vol spatial et un safari à dos d’éléphant, mais tu étais bien là, dans ma tête.

Pareil à cette étoile, tu t’allumes et t’éteins, au rythme de la vague qui caresse mes pieds à chacun de ses voyages.

- Tchin, Papa !


J'ai déjà eu l'occasion de vous parler d'Aleph Ecriture et des propositions d'écriture de sa revue, l'Inventoire à partir d'un texte, d'un roman ou d'un auteur. Le texte que vous venez de lire est issue de l'une de ses propositions. Cette fois-ci, il s'agissait d'écrire à partir du roman "le jeu de l'oie" d'Erri de Luca. C'est un roman dans lequel l'auteur s'adresse directement à l'enfant qu'il n'a pas eu. En voici un extrait qui servira de support à la proposition d'écriture de l'Inventoire :

Extrait

« Portons un toast aux racines qui ont traversé les océans pour faire des vagues dans nos verres.

Je bois aussi aux souvenirs de toi que je n’ai pas eu, à la santé de ta mère que je n’ai pas connue.

La troisième gorgée va au souvenir du baiser numéro un à la fin de l’été 1964. J’étais emprunté, au point de le demander par écrit, je n’aurais pas pu de vive voix.

Elle avait quatorze ans elle aussi, elle a dit oui, un bref rendez-vous dans une pièce. C’était l’après-midi, les volets fermés, les cigales en chœur. Elle m’attendait debout au milieu de la salle à manger.

Je me suis approché les bras raides comme un soldat à la parade et je me suis arrêté devant elle dans un garde à vous qui manquait de tenue.

Pas assez près, mais maintenant, je m’étais arrêté et faire un pas de plus pouvait frôler le ridicule.

Dans mon nez montait le parfum chaud et intense de ses cheveux lavés et séchés au soleil. Elle me regardait, elle attendait. Je tendis le cou, ça ne suffisait pas. Je continuai de m’étirer, perdis l’équilibre et tombai sur ses lèvres dans un atterrissage d’urgence. Elle fit contrepoids, elle me retint.

Puis elle se détacha, elle ne rit pas.

C’est ce qui me permet de m’en souvenir encore : elle ne rit pas.

Sinon je l’aurais fait voler en éclats ce souvenir, je l’aurais dispersé en mer. »

Au tour de ceux qui le veulent de porter un toast, un soir sans.... à un ami, un parent, un frère, une sœur qu'ils auraient pu avoir et qu'ils ont créé.


Proposition d'écriture à partir du roman d'Erri de Luca

Textes à partir du roman d'Erri de Luca


Commentaires

Articles les plus consultés