Quand de grands auteurs sont source d'inspiration

J'étais encore imprégnée de Je, François Villon de Jean Teulé quand je suis tombée sur un concours de nouvelles de Short Editions cet été. Dans la série Court et Noir, il s'agissait d'écrire sur le thème de la fournaise.
Alors , merci Jean Teulé de m'avoir instruite sur tant de détails du moyen-âge de façon si inspirante.
Ma relecture de l'histoire de Jeanne n'est que pure dystopie, c'est l'un des plaisirs de l'écriture : imaginer et réinventer le monde.

Au passage, si vous n'avais pas lu Je, François Villon, courez vous le procurer. L'écriture de Jean Teulé est un régal pour les sens, la vie et les ballades de François Villon, passionnantes. Et si vous aimez, poursuivez par Entrez dans la danse de Jean Teulé.




Jeanne
Je joue des coudes, me faufile, entre les soutanes, robes de bures, chausses et pourpoints des grands jours, les rouges, jaunes et violets vifs, tout neuf, tout juste sortis de chez le tailleur, les plus miteux, défraîchis, élimés exhumés des vieux coffres pour les grandes occasions, les jupes de lainages rêches, les culottes de manants aux odeurs et couleurs douteuses, les robes douces boursouflées de jupons. Tout ce que Rouen et les campagnes proches comptent est là, encombrant les rues qui mènent aux halles du marché.


Ce ne sont pas les pourceaux, les harengs frais ou faussement dessalés, les perdrix, les tripes, foies et cœurs, les pâtés douteux, les chèvres glissant sur les pavés rendus gras par les eaux sales jetées le matin par les fenêtres qui attirent cette masse grouillante, cette foule qui mêle comme rarement les bourgeois, les pouilleux, les marchands, les affreux, les bandits, les voleurs, les putains, les mendiants, les ecclésiastes et les paysans, les vieux, les jeunes et les enfants accrochés aux mains et aux jupes de leurs mères ou nourrices. La foule est de plus en plus dense, je m’y suis pris trop tard, et pourtant, il faut que j’arrive devant le bûcher avant que les flammes ne viennent lécher son corps, ou du moins son visage.

Ce jour de mai est suffocant. Est-ce le soleil qui darde dans le ciel sans nuage qui aurait pu faire un joli jour de printemps, la sueur et l’ardeur de la foule ou la tension qui me gagne ? J’étouffe et j’halète en me frayant un passage entre ses corps tous tendus vers un même but, le parvis des églises Saint Sauveur et Saint Michel. Saint Sauveur, Saint Michel ! Faites que cela ait fonctionné, faites qu’elle soit sauve ce soir !

Alors que je cherche une issue, coincé entre un cul monumental enveloppé dans une jupe suintant des odeurs de foutres, de vielle urine et de merde et les barriques d'un tripier qui, en désespoir de cause, tente de vendre ses marchandises à vingt mètres des halles, une clameur, une onde, une vague monte de la foule. Les cris se font de plus en plus perçants, les bras se lèvent, les pieds frappent le sol et les mains claquent. Certains tapent sur des bassines en cuivre, on se croirait jour de carnaval. Elle est arrivée !

Je file entre les jambes, presque au ras du sol, c’est plus aisé. J’évite les souliers à boucle, les galoches, les bottes et les pieds nus calleux. Elle a peut-être encore un sac sur la tête, le bourreau l’a-t-il déjà attaché au pieu ? Je sens l’odeur de la paille enduite d’huile rance, je ne dois pas être loin. Je cherche à me redresser et me voilà propulser en avant sur une muraille humaine, les hourras et hurlements redoublent, les bassines tintent à faire péter les tympans, la foule exulte et je suffoque. L’huile rance enflamme la paille. Je ne suis qu’à deux ou trois rangs de corps du bûcher. Il faut que je sache ! Est-ce elle ? La tête me tourne, je suis ballotté, coincé devant un géant qui semble indifférent à la chaleur du feu. Des poux grouillent et sautent de son énorme chevelure noire. Sa silhouette monumentale se détache, sombre devant le feu rouge. Il semble guider les flammes et étincelles à chaque fois qu’il lève les bras.

Pendant que je désespère de savoir, les cheveux longs de Jeanne tombent sur le sol de sa cellule, au château du Bouvreuil. Elle revêt des chausses en fin lainage qu’elle lit à un pourpoint sombre en y enfilant les aiguillettes dans chaque œillet. Elle prendra la route ce soir, en homme, pour rejoindre Charles VII, ou pas. J'apprendrai des années plus tard que le corps noirci, reposant telle une poupée disloquée dans les braises encore fumantes était bien celui de Marion l’innocente, fille muette d’une vieille putain et de l’évêque de Montfermeil, son souteneur, que les anglais et la foule présente ce 30 mai 1431 prirent pour la pucelle d'Orléans.





Katell Salazar, été 2019

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