La chose invisible

Drôle de période. Coronavirus, confinement, les enfants à la maison, les amis, la famille, ailleurs, à portée de téléphone, messagerie, visio, les voisins par dessus les haies du jardin, les amies, la famille, les proches, soignants, dans les magasins alimentaires et partout où la société a encore besoin d'eux. Et pourtant Il faut vivre, rester libre et pour moi être libre, c'est écrire. Ecrire sans laisser le coronavirus guider mes doigts qui tapotent le clavier ou tiennent le stylo.
A moins que.... Cette chose invisible



Le chemin


Il est temps de me remette en route si je veux arriver chez Mamichka avant la fin des Chiffres et des lettres. Ce sera l’heure du repas, toujours pris à 19h pétantes. Le lundi soir je pars dormir chez ma grand-mère, mes parents viennent me rechercher le vendredi.
Cette fin de journée est enchanteresse. Mais il ne faut pas tarder, le chemin est long entre ma maison et celle de Mamichka, et parfois changeant. Je quitte le champ de vaches dans lequel je m’étais posée pour faire siffler des brins d’herbe, et arrive dans la vallée au bord de la rivière. Plus de route, ni de sentier, j’avance dans une végétation qui maintenant zèbre des pièces de ciel bleu qui transpercent là-haut, laissant flotter de petits nuages blancs. Un ourson se prélasse sur le dos, un coup de vent l’étire en crocs de chien-loup éléphantesques. Tête baissée, je cours au risque de m’enliser dans les flaques et la tourbe. Les branches me fouettent les joues, les herbes s’incrustent à mes genoux, puis, plus rien.
La montagne de Saint Michel se dresse devant moi. Elle me présente sa face ensoleillée, faite de prairies fleuries et parfumées comme les draps de lit qui m’attendent chez Mamichka. De l’autre côté, je le sais, ce ne sont que des roches obscures qu’il faut descendre en prenant garde de ne pas tomber dans des trous dont le fond n’existe pas. Il faut s’accroupir et se cramponner pour ne pas glisser sur la mousse qui se croche aux pierres. On arrive imperturbablement tremblant dans une forêt où chacun de nos pas font craquer tant de brindilles et de feuilles que l’on se croit poursuivi par la chose invisible.
Je pourrais rester là, du bon côté de la montagne, mais les Chiffres et les lettres ont commencés et la soupe est sur le feu chez Mamichka. Peut-être y a-t-il un far aux pruneaux dans le four ? Je pourrais faire demi-tour, mais je ne suis pas certaine que le chemin soit encore là, il est si farceur. Les nuages s’agglutinent en masses déformantes. Les fleurs jaunes s’éteignent une à une, puis les rouges, les oranges, les violettes, et les bleues. L’herbe est en noir et blanc. La rivière ne sonne plus. Le champ de vaches a disparu. Les herbes griffues se sont éclipsés. Si je pleure, la chose invisible va venir. Je ne veux pas!
D’un clignement des yeux apparait une grande allée bordée de tilleuls là où se tenait la montagne de Saint Michel. Humm !... Ils sentent bon la cour de l’école.
-Hé chemin, pourquoi t’as encore changé ? Tenté-je de crier d’une voix que j’estime ogresque.
-Je n’ai pas peur de toi !
Des crissements de gravillons dans l’allée, un léger souffle sur ma joue et dans la nuque me saisissent en guise de réponse.
-Tu m’envoies la chose invisible ! T’es qu’un trouillard. Même pas capable de te débrouiller tout seul !
Les branches des tilleuls se penchent aimablement pour me faire une révérence. Grrr.... le chemin veut m’emmener par-là, mais je ne sais pas si j’y trouverais la maison de Mamichka. Je m’y engouffre, furieuse, et au bout d’une éternité de pas surgit une grande et belle demeure entourée d’un parc et de cris d’enfants.
-Vous savez si les Chiffres et les lettres sont terminés ?
Des visages aux yeux rieurs, sans bouches, se tournent vers moi. Des craquements de branches et de feuilles mortes, un léger souffle sur ma joue et dans la nuque me changent, net, en poupée de chiffon.

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